Polar ayant inspiré de grands noms tel que Polanski, Entre le ciel et l'Enfer est un oeuvre majeure à mi-chemin entre la dénonciation sociétale et le thriller hitchkokien.
Exit la fresque historique qui a fait la réputation de Kurosawa. Le nippon sait aussi apprivoiser les codes du monde contemporain pour faire naitre une intrigue cornélienne. Un terme largement galvaudé mais qui trouve ici tout son sens. Dans Entre le ciel et l'enfer, Gondo (joué par le fidèle Toshiro Mifune), un homme d'affaire en conflit avec ses collaborateurs, se retrouve confronté à un choix délicat. Le fils de son chauffeur est kidnappé par erreur alors que c'était le fils de l'homme d'affaire lui même qui était visé. Que faire : payer la rançon et renoncer à ses ambitions professionnelles, quitte à tout perdre, ou penser d'abord à son confort ? Dans tous les cas, Gondo y perd, soit financièrement, soit humainement.
L'appartement, en huis clos, devient le théâtre des atermoiements de la première heure. La police agit sur l'affaire, sa femme l'influence, son assistant aussi. Et puis il y a le chauffeur lui même, tiraillé entre tristesse et fidélité envers son employeur. Une scène très forte nous montre l'homme entendre l'enregistrement de son patron refuser de céder aux chantage du kidnappeur. Une souffrance accentuée par la présence non seulement des enquêteurs, mais aussi de Gondo en personne. La dignité et l'honneur, fer de lance de la société japonaise encore très ancrés au XXe siècle, paralyse la prise de décision. Kurosawa ne se prive pas de railler l'individualisme grandissant, le pouvoir de l'argent et la jalousie de la réussite.
L'entre deux mondes
D'où ce titre, Entre le ciel et l'enfer, métaphore de ce riche homme dont la maison toise la plèbe de sa supériorité, même involontairement. Loin de tout manichéisme, Kurosawa évite aussi la complaisance à outrance. Les victimes souffrent principalement par leur impuissance. Quant au ravisseur, on le découvre au bout d'une heure de film. Il a beau être manipulateur on peut dire qu'il n'a rien du « bad guy » classique. Physique frêle, allure paniquée, presque victime de la société, il devient l'exemple-type du mec qui pète les plombs. Le film offre d'autant plus de force à ce message qu'il ne s'attarde pas tellement sur lui.
Pendant 55 minutes, tout se passe dans la grande villa de Gondo. Le noir et blanc, magnifique, permet une harmonie dans les textures visuelles. Chaque protagoniste, chemise blanche, pantalon noir pur, crée une atmosphère visuelle incroyablement cohérente. Même le mobilier répond à des critères très précis. Ainsi les déplacements et la place dans le cadre ont une importance primordiale. A l'image des autres films de Kurosawa, selon que l'un ou l'autre soit au premier plan, la tête baissée ou de dos, la hiérarchie se dessine. Tout le long, les scènes sont filmées en plans larges, y apparaissent toujours au moins deux personnes et cadre soit entièrement soit en plan américain. Aucun gros plan, aucun mouvement brusque. C'est précis comme du Haneke (bien qu'en réalité, ça soit l'inverse), mais malin comme du Shakespeare. Positionné en hauteur, la villa crée une posture inverse à Fenêtre sur Cour. Ici, les protagonistes sont vus sans pouvoir voir.
On retrouve tous les éléments qui inspireront des cinéastes comme Polanski ou Scorsese. Une méthode en partie brisée par la suite, quand le film se concentre sur l'enquête policière. Chose rare, la presse n'est pas un obstacle au bon déroulement des investigations, mais un allié collaborant avec la police. En toile de fond, l'industrie devient un environnement de requins dont s'émancipe l'homme d'affaire. Après un final haletant, le constat est là : Entre le ciel et l'Enfer est bel et bien l'un des meilleur polar jamais réalisé. Du très très grand cinéma !
Entre le Ciel et l'Enfer, de Akira Kurosawa, avec Toshiro Minufe, Tatsuya Nakadai, Kyoko Kagawa (Jap., 2h23, 1963)
Un extrait de Entre le ciel et l'Enfer ci-dessous :