The Fassbinder Show
En collaboration avec Cinetrafic
Les miroirs comme reflet d'une perméabilité des mondes, un sujet banal ? A regarder Le monde sur le fil, on se dit que Fassbinder avait un sacré train d'avance sur les Wachowski et Cameron.
Si vous pensiez que Existenz, Matrix et Avatar avaient des sujets innovants, détrompez-vous. Dès 1973, le grand Fassbinder ( Le secret de Veronika Voss, Lili Marleen) sortait un téléfilm en Allemagne au titre si poétique : Le monde sur le fil (Welt am Draht). Cette adaptation du roman Simulacron 3 offre d'ailleurs à entendre une langue allemande plus douce qu'à l'accoutumée. Surement parce que les acteurs susurrent et chuchotent des mots pourtant très durs. Ceux d'un monde halluciné et hallucinant. Pourtant, Le monde sur le fil n'a qu'un budget limité et durant 3h20 (!), Fassbinder distille son venin avec une douceur enivrante. Cela commence par une voiture qui sort d'un parking, la chaleur artificielle crée une sorte de flou, comme le goudron en été. L'ambiance est posée, l'étrangeté prime dans ce polar SF.
Fassbinder interroge sur le monde dans lequel nous vivons à travers une mise en abime incroyablement maligne (presque au sens médical). Fred Stiller travaille pour un programme de développement de programme de microcosmes parallèles avec de vraies fausses personnes. Un pouvoir divin vu depuis dans The Truman Show ou les Sims. Sommes-nous aussi dans un monde artificiel, un univers « là-haut » n'existe t-il pas ? Incroyablement avant-gardiste, le travail en amont de l'écrivain Daniel F. Galouye offre au cinéaste allemand un écrin de contemplation et d'angoisse diffuse.
Le film prend indéniablement son temps. Son travail formel arrive à la fois à garder une ambiance alambiquée tout en demeurant compréhensible et acceptable. Les décors sont tous assez réalistes globalement ; des appartements aux allures d'anticipation comme on pouvait le faire dans les années 1970, avec ses téléphones oranges, ses gros écrans cathodiques, ses choucroutes pelliculaires montées de main de maitre. Rétrospectivement amusant et admiratif devant tant d'ingéniosité. Plus précisément, Le monde sur le fil varie sur le jeu de couleurs, plus ou moins chaudes, histoire de transformer un bureau banal en bureau pas tout à fait normal.
Jeux de miroirs
Le vrai parti pris concerne le hors-champ, tout bonnement inexistant. Afin de ne pas plomber un sujet déjà complexe, Fassbinder fait le pari de tout mettre à l'écran. Les rares pensées non exprimées bénéficient d'une voix off. Les réactions sont toute captées, souvent par des zooms outranciers. En 1973, cette technique s'avère à la mode depuis le sacre cannois de MASH (1970) et si cette technique aujourd'hui désuète peut surprendre, elle a le mérite d'offrir du rythme et de la tension. Mais cette hantise de devoir tout montrer va jusque dans les plans avec des miroirs. L'utilisation faite n'a pas grand chose à voir avec Welles (La dame de Shanghai) et il faut aller plus loin que la simple métaphore d'un dédoublement de personnalité. Il faut plutôt y voir un brouillage de l'épanouissement personnel. Tout se reflète. Jusque sur les murs qui déforment un peu les contours. La profondeur de champ aussi, multiple et finement agencée s'amuse de la perméabilité des frontières.
Ainsi, Stiller semble pouvoir dialoguer avec une présentatrice dans le poste de télé. Le son, plus étouffé dans le monde artificiel n'indique finalement que peu de changements entre les deux univers. Un environnement constamment en regard sur lui-même ne se concrétise que dans une réinterprétation du « je pense donc je suis » de Descartes.L'Homme ne prend conscience de lui-même qu'en se reconnaissant dans un miroir. Ici, c'est l'inverse. Stiller clame « je suis » précisément que quand tout reflet disparaît. Le monde sur le fil: incroyable de malice et d'intérêt pour un film à l'étrangeté ne misant jamais sur l'action. 3h20 qui passent toutes seules.
Le monde sur le fil, de Rainer Werner Fassbinder, avec Klauss Löwitsch, Barbara Valentin, Mascha Rabben (All., 3h20, 1973)
Dvd disponible chez Carlotta Film depuis le 5 octobre
La bande-annonce de Le Monde sur le fil :