Sabatchka
Magnifique histoire d'amour entre l'Italie et la Russie hérité d'Anton Tchekhov que les Yeux Noirs construit par un jeu de trop plein de bruits et de silences évocateurs. Somptueux.
Afin de démarrer une vraie carrière internationale, Mikhalkov va chercher le vieillissant mais toujours magnifique Marcello Mastroianni et adapte trois nouvelles Tchekhov. On pourrait parler d'amour envahissant de la part du cinéaste pour le seul auteur qui compte réellement à ses yeux. Toute l'œuvre de Mikhalkov se nourrit abondamment de l'auteur du chant du cygne. Les yeux noirs est un scénario mêlant trois nouvelles de l'écrivain. A savoir l'ordre d'Anna, Ma femme et la dame au petit chien. Le film commence sur un paquebot, où deux hommes se croisent par hasard et commencent à discuter. Romano, un italien au charme indéniable, se livre alors à raconter son amour pour une belle russe perturbant le paisible cours de sa vie.
Cinématographiquement, Les yeux noirs joue sur les trop-plein de la mise en scène. Mastroianni, magistral, y cabotine avec bonheur. Par bribes, on ressent l'hommage appuyé à Fellini. Ne serait-ce que par la folie auditive et visuelle de situations cocasses. De loin l'aspect le moins intriguant du film, cette comparaison donne à imaginer les saveurs colorées des paysages italiens et russes. Un enchantement paradoxalement subtil et étouffant. Mikhalkov fait parti de ces cinéastes de la démonstration. Les effets de caméras et les dispositifs se voient, se montrent volontairement. Et tant mieux. Car Les yeux noirs à beaucoup à dire. Certes, il y a une forme de bouffonnerie immédiate, dans les pitreries amoureuses des personnages, leurs constructions volontairement caricaturales.
Oui mais voilà, par des touches non sans rappeler la délicatesse de Max Ophuls, le russe traite de l'amour et ses contrariétés. Mastroianni incarne le mâle dans sa nature la moins glorieuse : lâche. Voici un être incapable d'être sincère face aux femmes. Les femmes, elles, ont toujours un temps d'avance. De son épouse à son amie en passant par sa maitresse, les dames entourant le héros de l'histoire ne cessent de l'avertir en filigrane qu'il est un humain déjà foutu. Mikhalkov remue le couteau dans la plaie en jouant des symétries de situations. Des silences évocateurs contrastent d'autant plus avec la fureur constante de l'ensemble. A ce titre, Les yeux noirs est une œuvre qui fait mal, dont le sujet brise par moment le cœur.
Impossible de ne pas remarquer à quel point le film tient avant tout de la performance d'acteur de Mastroianni et des actrices autour de lui. Les personnages ne décrivent que des archétypes, mais à chaque fois un détail (un geste maladroit, un dos massif en plongée, des verres qui trinquent) fait sortir cette histoire de cœur de l'anecdote pour l'embarquer dans la grande romance dont Tchekhov lui même aurait surement été fier.
Les Yeux noirs, de Nikita Mikhalkov, avec Marcello Mastroianni, Marthe Keller, Elena Safonova (U.R.S.S., It., 1h57, 1987)
Un extrait de Les Yeux noirs :