Le sommet du film noir, parait-il.
Exercice périlleux : tenter d'expliquer sans argument tangible pourquoi ce classique d'Howard Hawks peut laisser de marbre. Une sorte de plaidoyer aux goûts et aux couleurs.
Quelquefois, on a beau lister toutes les qualités du monde, y mettre toute sa bonne foi, certains films nous restent hermétiques. The Big Sleep (jadis sorti sous le titre de Le grand sommeil) fait partie de ceux là. Impossible de dire que ce long-métrage est le meilleur Hawks. Laissons cet honneur à Scarface, Rio Bravo, La rivière rouge ou l'impossible Mr. Bébé. Le duo Humphrey Bogart/ Lauren Baccal dans Le port de l'angoisse illumine la pellicule encore plus que dans Le grand Sommeil. Que reprocher à ce dernier ? A vrai dire, pas grand-chose de tangible. Les compliments fusent depuis longtemps. Hawks fait partie de ces cinéastes un temps déconsidérés par les critiques, réduit au statut de simple faiseur de blockbusters. La Nouvelle Vague a, à juste titre, redoré son blason, théorisé sa patte. Jacques Rivette (Cahiers du cinéma n°23, Génie de Howard Hawks, 1953) décrivait alors l'américain comme un cinéaste lisible, se plaçant à hauteur d'Homme. Point de fioritures, les Hommes se confrontent, face à face, sans mélancolie, sans ajout de sentiments.
Un cinéaste complexe, touche à tout avec talent dont Le grand sommeil est considéré comme l'apogée du film noir. Le plus grand intérêt vient sûrement de son héros. Humphrey Bogart incarne Marlowe, détective privé, chargé d'enquêter sur un certain Geiger et qui doit jongler avec les étranges intrigues d'une famille pas très nette. Bogart, allure classe par excellence, se retrouve par bribes désarçonné physiquement. Il transpire fortement au début, probablement plus par la chaleur de la jeune Carmen que par la température de la pièce. Il prend des coups, s'endort dans la voiture quand survient un meurtre et va même jusqu'à trembler au moment du climax. Tout l'art du film est d'économiser ces faiblesses à des moments précis, comme des clés de voûtes de l'intrigue. Bogart abandonne à ces instants son statut de star, s'efface derrière son personnage. Il est aussi constamment entouré de femmes à fort tempérament. Le plus savoureux : une séduction sensuelle avec une jeune libraire. Un passage drôle, élégant, métaphore de la virilité du personnage sensible aux belles femmes.
Un héros au phrasé rapide, comme dans Scarface. Jamais avide de bons mots, il se confronte à Lauren Baccal, magnétique et de plus en plus filmée en admiration face au héros. Cela se traduit par des plans où elle se courbe, s'affaisse, se floute dans le décor. Un mâle qui domine les débats, mais qui pâtit d'autant plus d'un physique modeste face aux autres hommes armés. Hawks filme constamment des personnages en confrontation directe et ne lésine pas sur le discours sous-jacent de domination-dominé et attraction-répulsion. Plus généralement, il y a, dans cette construction romancée d'une ambiguïté des mœurs américaines, une lisibilité qui laisse pantois.
Clairement, l'analyse ne devrait laisser aucun doute, The Big Sleep est un chef-d'œuvre. Sauf que la critique ne peut se dépêtrer entièrement de sa subjectivité et de son ressenti. Il devient délicat de justifier d'où vient la relative indifférence qui découle de ce film pour l'auteur de ces lignes. Peut-être d'une complexité des péripéties un peu vaines, d'une tension qui ne décolle jamais, d'un manque de lyrisme souhaitable. Hawks, en écartant l'émotion comme savait le faire Michael Curtiz dans Casablanca avec le même Humphrey Bogart, laisse un objet formellement beau mais distant. Voici un exemple clair du droit à ne pas aimer un classique, ne pas se laisser écraser par sa réputation. Et tant pis si d'autres grimacent. Considérer le cinéma comme un art induit une dose de ressentis. Ainsi, on a le droit de ne pas aimer le style de Ferdinand Céline, ou de trouver la peinture de Véronèse ampoulée, la musique de Haendel surchargée et admettre leurs grandes qualités. Quitte à se sentir idiot.
Le grand Sommeil, de Howard Hawks, avec Humphrey Bogart, Lauren Baccal, John Ridgely (U.S.A., 1h54, 1946)
La bande-annonce de Le grand Sommeil :