« Dans l'espace, personne ne vous entend crier »
Plus encore qu'une expérience visuelle, le colosse 2001 attire l'attention sur le silence, la fureur de la disharmonie et alerte sur la perte de repère de l'Homme.
Et si on se nourrissait avant tout des sons ? La puissance évocatrice de 2001, l'Odyssée de l'espace tend à le prouver. Au-delà de sa perfection visuelle encore bluffante aujourd'hui, le silence est d'or. Kubrick l'avait compris. A la fulgurance baroque de Richard Strauss sur son Ainsi parlait Zarathoustra succède le vide de l'espace. L'absence d'air submerge l'œil en l'obligeant à se focaliser sur les courbes arrondies. L'alternance entre la délicatesse des valses -musique civilisée par excellence- et le strident de Ligeti -approche de l'indomptable- forme une trame logique qui peut échapper à de nombreux spectateurs. Car contrairement à ce qui est couramment dit, 2001, l'Odyssée de l'espace n'a rien d'incompréhensible.
Son mode de narration surprend encore mais ne fait que croiser deux chemins à priori très éloignés. D'un, la rigueur scientifique dont Kubrick s'est informé auprès de la NASA. Le travail sur la pesanteur en atteste, il lui fallait ignorer les poids dans l'espace. Ainsi se créèrent ces mouvements de caméra dingues où les personnages font des 360° ou marchent à la verticale. Il travaille aussi les déplacements dans le cosmos, prenant en compte le manque de résistance des corps et ce fameux mutisme si inquiétant. C'est la première fois que l'on aurait pu utiliser le célèbre slogan d'Alien : « dans l'espace, personne ne vous entend crier ». Lorsque HAL assassine Poole, sa chute sans fond n'en est que plus glaçante. Les repères passent par un montage solide. Les transitions fluides illustrent une inertie implacable au récit. La division en segments n'obstrue à aucun moment le déroulé somme toute linéaire de l'épopée à travers les Âges et les Hommes.
Le film débute peu après la Création aux images rouge ocre, aux ombres préhistoriques. Là des singes initient les premiers stades de la civilisation. Au contact du monolithe, l'intellect s'éveille. Ainsi les hiérarchies se façonnent. L'autorité est née. L'utilisation de l'os comme arme prévaut la maitrise du matériau. Le récit opère son premier décrochage par une ellipse à travers les millénaires et l'immensité : la conquête de l'espace. Faille spatio-temporelle surprenante, l'esthétique voulue futuriste garde la trace d'un look à la James Bond de Sean Connery ou Playtime. L'ancrage du film nous amène peu à peu à l'autre pan du travail kubrickien. Il se nourrit du cinéma expérimental californien des années 1950. Le méga-trip à l'approche de Jupiter n'apparait original que pour les néophytes du genre. Cette radicalité pour un film de major (MGM) fait alors passer le scénario au second plan. Kubrick élude le récit par un minimalisme des situations. Les aspects les moins fascinants de son film se concentrent dans les échanges communs entre l'astronaute américain et ses collègues russes.
Désamorcé des conventions de la SF, 2001 prolonge son expérimentation. Après une seconde apparition du monolithe non-concluante, le film suit une mission pour Jupiter. Au terme de ce chemin, la naissance d'un Nouvel Homme, être post-humain, nouveau chainon darwiniste. La tonalité religieuse évidente, à travers le Requiem de Ligeti notamment, se juxtapose avec la figure du monolithe. Incarnation de l'étrangeté pure, ce dernier pourrait se voir comme l'essence supérieure. Face à la dualité de l'Homme, illustrée par les poses froides des astronautes ne communiquant pas entre eux, Kubrick propose une figure parfaite. Un parallélépipède imposant, uniforme. Les figures géométriques ont toujours occupé jusqu'alors une place forte chez le cinéaste, même dans le mouvement impeccable de sa caméra. Mais ici, le paroxysme est atteint. Il confronte au rectangle la vraie figure de la perfection : le cercle et ses dérivés. Le vaisseau répond au casque qui lui même répond à l'œil orwellien de HAL. Ordinateur sans erreur possible, manipulateur massif, sorte de créature de Frankenstein, HAL 9000 est d'autant plus supérieur qu'il n'a que faire des cinq sens. Il lit sur les lèvres, ne peut perdre aux échecs et profite d'un regard multiple.
Objet de culte et de crainte, l'ordinateur fait la jonction entre l'aspect SF le plus traditionnel et la veine plus folle du long-métrage. Il combine même le rectangle au cercle. La scène de mise à mort de HAL rappelle des phrases assenées dans les cauchemars. Celles qui réveillent avec effroi et sueur au front. Là encore, les sons prennent le pas sur le reste. Par la répétition des appels à la clémence, le processeur entérine son aspect effrayant. Kubrick suggère de nous en remettre plus que tout aux sens, de ne pas se transformer en machine infernale. L'autre œil, celui de Frank, prend dès lors le relais. Il se dirige vers l'artefact dans un final abyssal, avec à la clé vieillissement accéléré dans une chambre d'hôtel. L'ellipse des corps inhale la dimension fantastique. Frank est comme un alpiniste courant au sommet de l'Everest. Il atteint le stade ultime de l'élévation humaine. Il aura fallu égarer quelques os, vaisseaux et compagnons de route pour mériter ce nirvana. Le monolithe abandonne Ligeti et fait place à la civilisation de Strauss. La disharmonie s'estompe, les pas dansés d'un Âge Nouveau s'ouvre. Avant le premier contact...
2001, l'Odysée de l'espace, de Stanley Kubrick, avec Keir Dullea, Gary Lockwood, William Sylvester (G.-B., 2h20, 1968)
La bande-annonce de 2001 l'Odyssée de l'espace :